"Vem, querida, vamos crucificar-nos. Qual de nós será a cruz, qual o Cristo?"
23/03/2005
"L'autre jour je me suis "ivré" à mort. "A mort" est l'expression clé: il devrait être interdit de conduire dans cet état, c'est dangereux. Après le Marchand de Sable et une bouteille de vin chez un copain je suis allé au Bar du Nord, qui a été, pendant longtemps, le seul bar à Genève digne de ce nom, et au café da la P…. La serveuse y est très belle, avec des seins comme la Tour Eiffel, en plus petit. Le bistrot était vide. Il n'était pas sordide, ou triste, ou déprimant; non. Il était seulement vide. J'eus envie de photographier un bistrot vide et des seins qui se ressemblaient à la tour Eiffel, mais j'étais complètement ivre. Je n'aurai pas pu photographier mon ombre, l’eussiez-je voulu. Je voulais penser à Baudrillard, mais je ne voyais qu'un bistrot vide et des seins magnifiques, de ceux pour lesquels la lune se lève les nuits de pleine lune. Je suis allé à la voiture chercher l'appareil et mettre un film dedans. J'ai oublié de régler la sensibilité du photomètre, ce qui n'était pas très grave car de toute façon je ne voyais rien de ce qui se passait dans le viseur, je ne voyais même pas ce que je photographiais.
Comment dit-on « bouncer » en français? Singe? Malabar? Videur? Toujours est-il qu'il est arrivé très vite, après deux ou trois prises seulement. Je suppose qu'il m'a dit que je ne pouvais pas faire de photos. Je n'en suis pas très sûr. Après, il m'a demandé la caméra et a enlevé la pellicule, avec une certaine difficulté. Je l'ai laissé faire sans réclamer, car je me suis dit qu'il croyait probablement que j'avais volé plein de magnifiques photos et que lui, le justicier, allait rendre justice à toutes les victimes innocentes de cette canaille, qui osait photographier une innocente serveuse dans un bar totalement vide. Je me pensais vaguement à l’Afrique, où l'on doit argumenter pendant des heures avec un policier à cause d'une photo, ou à ces mauvais films sur les dictateurs sud-américains. Pourtant le videur n'avait pas ces moustaches des dictateurs d'opérette ; et de toute façon je ne pouvais pas argumenter, ma bouche n'arrivant à proférer que des monosyllabes plus ou moins pâteux.
Il a enlevé le film et m'a rendu l'appareil avec une correction toute suisse. Le bien était fait et le mal vaincu. Que Dieu soit loué.
Je suis rentré et j'ai vomi tout ce que je pouvais vomir: le poulet du souper, les whiskies du Bar du Nord, les seins de la serveuse et le videur de la P…, Baudrillard et les souvenirs de photos autrement plus drôles, comme celles de l'aéroport de Kindu, ou d'autres bouncers, comme l'arabe de Gibraltar.
Célestin était douanier à Kindu quand j'y suis arrivé pour la première fois. Avec nous dans l'avion venait un belge d’une autre organisation qui s'est mis à mitrailler son appareil photo aussitôt arrivé à l'aéroport. Comme tout policier, douanier ou quelqu'un investi du moindre pouvoir en Afrique Célestin lui a dit qu'il ne pouvait pas faire de photos. Le belge a râlé quelque chose et Célestin s'est fâché.
- Donnez-moi le film - a-t-il dit au belge.
- Non - répliqua celui-ci.
- Je vais vous demander le film encore une fois. Si vous ne me le donnez pas, je vous demanderai l'appareil.
- Non.
- Donnez-moi l'appareil, s'il vous plaît, Monsieur, dit Célestin mielleux.
- Non.
- Je vais vous demander l'appareil encore une fois. Si vous ne me le donnez pas, je vais appeler l'armée et vous irez en prison.
Kindu était la ville la plus importante encore aux mains du gouvernement zaïrois. Il y avait une garnison conséquente et, comme je ne tarderais pas à découvrir, assez nerveuse.
- Non.
- Bon, alors je vais appeler l'armée. Vous êtes en état d'arrestation.
Célestin avait vu plein de films français, visiblement. Nous essayions d'aider le Belge et de convaincre Célestin à le laisser partir, mais il n'y avait rien à faire.
J'ai appelé Célestin de côté et je lui ai dit qu'il avait tout à fait raison. Il devait toutefois penser que le gars était seulement un peu bête et ne pas lui faire trop de mal.
- Ca ne dépend plus de moi: l'armée va arriver - répondit-il, souriant.
L'armée est arrivée, le Belge a perdu son appareil et a passé la nuit en tôle tout nu; il ne fût pas battu car nous avons intercédé pour lui autant que nous avons pu. Aussitôt le gars parti, Célestin nous invita à faire une photo souvenir avec lui, sur le tarmac de l'aéroport. A l'endroit précis où le belge avait fait sa dernière photo. Il sortit le lendemain de tôle, râlant encore contre les Zaïrois. On n'a pas réussi à convaincre l'armée à lui rendre son appareil.
Le bouncer du Café de la P… n'avait pas la moitié de la grâce de Célestin. Son regard était aussi vide que son bistrot et que mon estomac après que je l'ai eus vidé, une main contre la baignoire et une autre appuyée au grand téléphone blanc.
A Gibraltar un de mes bistrots favoris était un café horrible, vil et sordide comme la Londres de Dickens, au premier étage d'un vieil immeuble. C'était le point de réunion d'une grande partie des 10,000 soldats alors en poste dans la ville et n'était jamais vide, jamais. Le videur était un arabe énorme, qui ne parlait pas, ne riait pas, ne s'excitait pas. Quand il prévoyait des troubles, par ailleurs assez réguliers, il se plaçait tranquillement derrière le probable futur fautif. Si ses prévisions se concrétisaient, il prenait le gars par le fond des pantalons et par le col de la chemise et le balançait en bas de l'escalier. J'ai vu cette manœuvre plusieurs fois; jamais aucun des soldats n'est retourné en haut ni aucun de ses collègues ne s'en est pris à l'arabe, ce qui me faisait imaginer les scènes prodigieuses de bastonnade qui se sont certainement passées lors des débuts de service du videur. J'étais, alors comme maintenant, du côté des anglais dans la dispute sur Gibraltar et tout ce que je désirais était qu'il ne se mette pas au service des espagnols en cas de guerre: il était une espèce d'Obelix capable de décimer l'armée anglaise à lui tout seul (à la différence près que les victimes descendaient au lieu de monter).
Dans ce bar travaillaient deux filles que le patron forniquait en alternance, un jour l'une, le lendemain l'autre, assises sur la table de la cuisine, juste derrière le comptoir. Il n'y avait qu'un mince tissu qui séparait le bar de la cuisine. Chaque soir à la même heure il appelait la désignée du jour, l'asseyait sur la table et l'embrochait comme un poulet. La scène, projetée en ombres chinoises sur le tissu qui faisait office de rideau, était parfaitement visible par les clients assis au bar, mais plus personne ne faisait attention. En attendant, l'autre employée, à qui je n'ai jamais entendu le moindre susurre de protestation ou de remerciement, assurait le service. Je n'y mangeais pas, naturellement, car je n'ai jamais suivi la scène jusqu'à la fin et je ne savais pas s'ils (ou plutôt elle) nettoyaient la table après.
Un jour j'ai eu besoin de boire du Tia Maria, en souvenir des temps où je diluais mon adolescence dans Nietzsche, le whisky et le Tia Maria. J'étais assis au bar et quand je suis arrivé au dixième ou onzième verre l'Arabe est venu se placer derrière moi; vers le quinzième le patron m'a dit qu'il m'offrait les suivants; quand la bouteille était vide je me suis levé très dignement, j'ai dit bonsoir à tout le monde et je suis retourné à bord, où j'ai passé une nuit cruelle. Le mal de tête qui s'en est suivit a été très grand et s'est étendu sur plusieurs jours. Mais j'avais acquis le statut de héros, et désormais le videur me souriait chaque fois qu'il me voyait arriver en haut de l'escalier, sa place habituelle."
13/03/2004
23/03/2005
"L'autre jour je me suis "ivré" à mort. "A mort" est l'expression clé: il devrait être interdit de conduire dans cet état, c'est dangereux. Après le Marchand de Sable et une bouteille de vin chez un copain je suis allé au Bar du Nord, qui a été, pendant longtemps, le seul bar à Genève digne de ce nom, et au café da la P…. La serveuse y est très belle, avec des seins comme la Tour Eiffel, en plus petit. Le bistrot était vide. Il n'était pas sordide, ou triste, ou déprimant; non. Il était seulement vide. J'eus envie de photographier un bistrot vide et des seins qui se ressemblaient à la tour Eiffel, mais j'étais complètement ivre. Je n'aurai pas pu photographier mon ombre, l’eussiez-je voulu. Je voulais penser à Baudrillard, mais je ne voyais qu'un bistrot vide et des seins magnifiques, de ceux pour lesquels la lune se lève les nuits de pleine lune. Je suis allé à la voiture chercher l'appareil et mettre un film dedans. J'ai oublié de régler la sensibilité du photomètre, ce qui n'était pas très grave car de toute façon je ne voyais rien de ce qui se passait dans le viseur, je ne voyais même pas ce que je photographiais.
Comment dit-on « bouncer » en français? Singe? Malabar? Videur? Toujours est-il qu'il est arrivé très vite, après deux ou trois prises seulement. Je suppose qu'il m'a dit que je ne pouvais pas faire de photos. Je n'en suis pas très sûr. Après, il m'a demandé la caméra et a enlevé la pellicule, avec une certaine difficulté. Je l'ai laissé faire sans réclamer, car je me suis dit qu'il croyait probablement que j'avais volé plein de magnifiques photos et que lui, le justicier, allait rendre justice à toutes les victimes innocentes de cette canaille, qui osait photographier une innocente serveuse dans un bar totalement vide. Je me pensais vaguement à l’Afrique, où l'on doit argumenter pendant des heures avec un policier à cause d'une photo, ou à ces mauvais films sur les dictateurs sud-américains. Pourtant le videur n'avait pas ces moustaches des dictateurs d'opérette ; et de toute façon je ne pouvais pas argumenter, ma bouche n'arrivant à proférer que des monosyllabes plus ou moins pâteux.
Il a enlevé le film et m'a rendu l'appareil avec une correction toute suisse. Le bien était fait et le mal vaincu. Que Dieu soit loué.
Je suis rentré et j'ai vomi tout ce que je pouvais vomir: le poulet du souper, les whiskies du Bar du Nord, les seins de la serveuse et le videur de la P…, Baudrillard et les souvenirs de photos autrement plus drôles, comme celles de l'aéroport de Kindu, ou d'autres bouncers, comme l'arabe de Gibraltar.
Célestin était douanier à Kindu quand j'y suis arrivé pour la première fois. Avec nous dans l'avion venait un belge d’une autre organisation qui s'est mis à mitrailler son appareil photo aussitôt arrivé à l'aéroport. Comme tout policier, douanier ou quelqu'un investi du moindre pouvoir en Afrique Célestin lui a dit qu'il ne pouvait pas faire de photos. Le belge a râlé quelque chose et Célestin s'est fâché.
- Donnez-moi le film - a-t-il dit au belge.
- Non - répliqua celui-ci.
- Je vais vous demander le film encore une fois. Si vous ne me le donnez pas, je vous demanderai l'appareil.
- Non.
- Donnez-moi l'appareil, s'il vous plaît, Monsieur, dit Célestin mielleux.
- Non.
- Je vais vous demander l'appareil encore une fois. Si vous ne me le donnez pas, je vais appeler l'armée et vous irez en prison.
Kindu était la ville la plus importante encore aux mains du gouvernement zaïrois. Il y avait une garnison conséquente et, comme je ne tarderais pas à découvrir, assez nerveuse.
- Non.
- Bon, alors je vais appeler l'armée. Vous êtes en état d'arrestation.
Célestin avait vu plein de films français, visiblement. Nous essayions d'aider le Belge et de convaincre Célestin à le laisser partir, mais il n'y avait rien à faire.
J'ai appelé Célestin de côté et je lui ai dit qu'il avait tout à fait raison. Il devait toutefois penser que le gars était seulement un peu bête et ne pas lui faire trop de mal.
- Ca ne dépend plus de moi: l'armée va arriver - répondit-il, souriant.
L'armée est arrivée, le Belge a perdu son appareil et a passé la nuit en tôle tout nu; il ne fût pas battu car nous avons intercédé pour lui autant que nous avons pu. Aussitôt le gars parti, Célestin nous invita à faire une photo souvenir avec lui, sur le tarmac de l'aéroport. A l'endroit précis où le belge avait fait sa dernière photo. Il sortit le lendemain de tôle, râlant encore contre les Zaïrois. On n'a pas réussi à convaincre l'armée à lui rendre son appareil.
Le bouncer du Café de la P… n'avait pas la moitié de la grâce de Célestin. Son regard était aussi vide que son bistrot et que mon estomac après que je l'ai eus vidé, une main contre la baignoire et une autre appuyée au grand téléphone blanc.
A Gibraltar un de mes bistrots favoris était un café horrible, vil et sordide comme la Londres de Dickens, au premier étage d'un vieil immeuble. C'était le point de réunion d'une grande partie des 10,000 soldats alors en poste dans la ville et n'était jamais vide, jamais. Le videur était un arabe énorme, qui ne parlait pas, ne riait pas, ne s'excitait pas. Quand il prévoyait des troubles, par ailleurs assez réguliers, il se plaçait tranquillement derrière le probable futur fautif. Si ses prévisions se concrétisaient, il prenait le gars par le fond des pantalons et par le col de la chemise et le balançait en bas de l'escalier. J'ai vu cette manœuvre plusieurs fois; jamais aucun des soldats n'est retourné en haut ni aucun de ses collègues ne s'en est pris à l'arabe, ce qui me faisait imaginer les scènes prodigieuses de bastonnade qui se sont certainement passées lors des débuts de service du videur. J'étais, alors comme maintenant, du côté des anglais dans la dispute sur Gibraltar et tout ce que je désirais était qu'il ne se mette pas au service des espagnols en cas de guerre: il était une espèce d'Obelix capable de décimer l'armée anglaise à lui tout seul (à la différence près que les victimes descendaient au lieu de monter).
Dans ce bar travaillaient deux filles que le patron forniquait en alternance, un jour l'une, le lendemain l'autre, assises sur la table de la cuisine, juste derrière le comptoir. Il n'y avait qu'un mince tissu qui séparait le bar de la cuisine. Chaque soir à la même heure il appelait la désignée du jour, l'asseyait sur la table et l'embrochait comme un poulet. La scène, projetée en ombres chinoises sur le tissu qui faisait office de rideau, était parfaitement visible par les clients assis au bar, mais plus personne ne faisait attention. En attendant, l'autre employée, à qui je n'ai jamais entendu le moindre susurre de protestation ou de remerciement, assurait le service. Je n'y mangeais pas, naturellement, car je n'ai jamais suivi la scène jusqu'à la fin et je ne savais pas s'ils (ou plutôt elle) nettoyaient la table après.
Un jour j'ai eu besoin de boire du Tia Maria, en souvenir des temps où je diluais mon adolescence dans Nietzsche, le whisky et le Tia Maria. J'étais assis au bar et quand je suis arrivé au dixième ou onzième verre l'Arabe est venu se placer derrière moi; vers le quinzième le patron m'a dit qu'il m'offrait les suivants; quand la bouteille était vide je me suis levé très dignement, j'ai dit bonsoir à tout le monde et je suis retourné à bord, où j'ai passé une nuit cruelle. Le mal de tête qui s'en est suivit a été très grand et s'est étendu sur plusieurs jours. Mais j'avais acquis le statut de héros, et désormais le videur me souriait chaque fois qu'il me voyait arriver en haut de l'escalier, sa place habituelle."
13/03/2004
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