10.7.23

Deux ou trois réflexions de dimanche

Statistiquement, il me reste vingt ans de vie. Peut-être un peu moins, improbablement un peu plus. J’envisage ces vingt ans avec un mélange de sentiments très vif, quasi douloureux. Côté cour : la famille, les bouquins, la mer ; côté jardin, une grosse question, à multiples ramifications : qu’avons-nous fait de notre temps ? Qu’allons-nous laisser à nos enfants et à nos petits-enfants ? Comment avons-nous transformé un monde où la liberté était une valeur absolue en un monde dans lequel la censure est devenue une vertu ? Dans lequel le deuxième degré a presque complètement perdu le droit de cité et tout discours est réduit (et pris) au premier degré ? Un monde dans lequel l’on prête aux mots des pouvoirs surnaturels, comme s’ils seuls pouvaient changer les choses qu’ils désignent et les sentiments et émotions qu’ils entraînent ? Comment vivre dans un monde où l’individu a perdu sa lutte – vieille lutte, faut-il le dire – contre le groupe, après quelques années qui nous ont fait croire que cette victoire était acquise ? 

Nul n’a le droit d’être qui il est car ce qu’il est peut offenser n’importe qui et le poids d’une offense est supérieur au poids de la liberté d´être ce que l’on est. Que la génération de nos enfants, de Helena et de Thomas veuille vivre ainsi est pour moi un signe d´échec, d’une débâcle : nous nous sommes tant battus pour la liberté et maintenant elle est volontairement mise de côté. Et le pire est qu’une grande partie de notre génération accepte cet état de choses. Pire : y participe activement. (Je ne comprends pas encore entièrement pourquoi et je laisserai ça pour une autre fois).

L’offense, la censure, l’indignation, la certitude sont devenus les valeurs qui guident le zeitgeist. Le doute, le scepticisme, l’esprit critique, l’humour ne sont permis qu’enfermés dans des baies. La rationalité est devenue un ennemi ; aujourd’hui il n’y a que les sentiments qui vaillent. Les émotions. L’offense. L’indignation. 

De « nous sommes tous égaux » on est passé à « on est tous différents » mais ces différences sont groupées en tribus qu’il convient de ne pas toucher, soit-il par l’humour (qui n’est pas toujours une critique, il n’est jamais trop de le rappeler. Je lis souvent des cartoons dont je ne suis pas du tout d’accord avec l’idéologie d’où ils viennent mais qui me font rire à me taper le cul par terre, car l’humour est une valeur en soi). La société « inclusive » crée plus d’exclusions que la société libre, tolérante et permissive pour laquelle nous nous sommes tant battus. 

La lutte de l’individu contre le groupe est ancestrale, évidemment. L’histoire n’a pas de sens mais si elle en avait un, ça serait justement la libération de la personne du groupe duquel elle vient. Aujourd’hui, il n’y a plus un groupe duquel se libérer : il y en a des dizaines. Je ne suis pas sûr d’avoir envie – ou du moins l’énergie – de recommencer ces lutes, aujourd’hui plus difficiles car « l’ennemi » est fragmenté en mille mots. Les mots ont toujours été mon échafaudage. C’est sur eux que je me suis toujours appuyé. Je n’ai pas envie de les surveiller, de les dompter, de les enfermer dans des cellules comme si l’on vivait dans une énorme prison - avec plusieurs cours, mais toutes encerclés par les hauts murs de l’indignation d’autrui.

Blanes, 09-07-2023

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