Statistiquement,
il me reste vingt ans de vie. Peut-être un peu moins, improbablement un peu
plus. J’envisage ces vingt ans avec un mélange de sentiments très vif, quasi
douloureux. Côté cour : la famille, les bouquins, la mer ; côté jardin, une
grosse question, à multiples ramifications : qu’avons-nous fait de notre
temps ? Qu’allons-nous laisser à nos enfants et à nos
petits-enfants ? Comment avons-nous
transformé un monde où la liberté était une valeur absolue en un monde dans
lequel la censure est devenue une vertu ? Dans lequel le deuxième degré a
presque complètement perdu le droit de cité et tout discours est réduit (et
pris) au premier degré ? Un monde dans lequel l’on prête aux mots des
pouvoirs surnaturels, comme s’ils seuls pouvaient changer les choses qu’ils
désignent et les sentiments et émotions qu’ils entraînent ? Comment vivre
dans un monde où l’individu a perdu sa lutte – vieille lutte, faut-il le dire –
contre le groupe, après quelques années qui nous ont fait croire que cette
victoire était acquise ?
Nul n’a le droit
d’être qui il est car ce qu’il est peut offenser n’importe qui et le poids
d’une offense est supérieur au poids de la liberté d´être ce que l’on est. Que
la génération de nos enfants, de Helena et de Thomas veuille vivre ainsi est
pour moi un signe d´échec, d’une débâcle : nous nous sommes tant battus
pour la liberté et maintenant elle est volontairement mise de côté. Et le pire
est qu’une grande partie de notre génération accepte cet état de choses. Pire :
y participe activement. (Je ne comprends pas encore entièrement pourquoi et je
laisserai ça pour une autre fois).
L’offense, la censure, l’indignation, la certitude sont devenus les valeurs qui
guident le zeitgeist. Le doute, le scepticisme, l’esprit critique,
l’humour ne sont permis qu’enfermés dans des baies. La rationalité est devenue
un ennemi ; aujourd’hui il n’y a que les sentiments qui vaillent. Les
émotions. L’offense. L’indignation.
De « nous sommes
tous égaux » on est passé à « on est tous différents » mais ces différences
sont groupées en tribus qu’il convient de ne pas toucher, soit-il par
l’humour (qui n’est pas toujours une critique, il n’est jamais trop de le
rappeler. Je lis souvent des cartoons dont je ne suis pas du tout d’accord avec
l’idéologie d’où ils viennent mais qui me font rire à me taper le cul par
terre, car l’humour est une valeur en soi). La société « inclusive » crée plus
d’exclusions que la société libre, tolérante et permissive pour laquelle nous
nous sommes tant battus.
La lutte de
l’individu contre le groupe est ancestrale, évidemment. L’histoire n’a pas de
sens mais si elle en avait un, ça serait justement la libération de la personne
du groupe duquel elle vient. Aujourd’hui, il n’y a plus un groupe duquel se
libérer : il y en a des dizaines. Je ne suis pas sûr d’avoir envie – ou du
moins l’énergie – de recommencer ces lutes, aujourd’hui plus difficiles car «
l’ennemi » est fragmenté en mille mots. Les mots ont toujours été mon
échafaudage. C’est sur eux que je me suis toujours appuyé. Je n’ai pas envie de
les surveiller, de les dompter, de les enfermer dans des cellules comme si l’on
vivait dans une énorme prison - avec plusieurs cours, mais toutes encerclés par
les hauts murs de l’indignation d’autrui.
Blanes,
09-07-2023
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Não prometo responder a todos os comentários, mas prometo que fico grato por todos.