28.11.13

Barcelone

Barcelone exaspère, énerve, éreinte. C’est une belle femme désastreusement habillée, un danseur qui aurait perdu un pied, une pièce magnifique d’une maison dont on a perdu la clé.

Elle a tout pour plaire et essaye de tout gâcher. N’y arrive pas, heureusement.








Pourquoi créer des frontières là où il y en a point ? Pourquoi échanger une langue qui a donné au monde des chefs-d’œuvre, une langue universelle, la langue de Borges, Vargas Llosa, García Marquez, Cervantès, Aleixandre, Cela (ou Manuel Vázquez Montalbán, puisqu’on y est) pour une langue que personne ne parle ?
Pourquoi se fermer quand on a tout pour être une ville ouverte, accueillante, cosmopolite?

Et comment fait-elle, pour être à la fin une ville ouverte, accueillante, cosmopolite ?

Je suis venu à Barcelone pour la première fois il y a trente ans. Le Barrio Chino où j’habitais avec Pablo et Ilse (les prénoms sont inventés ; je ne m’en souviens absolument pas) a depuis lors disparu, s’est transformé, « parfumé », comme me disait hier un vieux monsieur libraire à qui je demandais ce que le Barrio était devenu. Car je ne lui vois, depuis longtemps, aucune référence sur les cartes.

Pablo était espagnol (basque, aimait-il préciser, avec le même soin de fermer des portes que n’importe quel indépendantiste catalan) et parlait espagnol et français (il ne parlait pas basque, à son grand chagrin). Ilse était une interminable allemande, plus grande que lui d’au moins un empan, qui parlait anglais et allemand.

Tous deux étaient étudiants à l’école de mime et communiquaient entre eux en mimant. Leur vie quotidienne était mimée dans tous les détails, du choix de quoi manger à où aller ou quoi faire.

Barcelone était sauvage. On buvait du vin par les porros, les joins étaient interdits et donc fumés en cachette ou, au contraire, parfois, ouvertement, par défi et rébellion (et boisson). Il n’y avait pas de nouveau port et les rues de la Ciutat Vella n’étaient pas briquées et propres et gentrifiées comme aujourd’hui. Les nationalités se mélangeaient à corps perdus.

Je ne voyage que très rarement en touriste. Seulement en travail et j’ai toujours présent à l’esprit la blague du résidant : un type rêve qu’il meurt et va au ciel. Tout y est magnifique, sublime. Le temps, les femmes, les hommes. Il se réveille et se promet de bien se comporter, pour retourner au ciel une fois vraiment mort. Ce qui arrive quelques décennies plus tard. Mais le ciel a changé : le temps maussade, les femmes bégueules, les hommes ennuyeux. Il se plaint à un collègue, qui lui répond : quand tu es venu la première fois tu étais touriste. Maintenant tu es résidant.

Un jour j’ai découvert que Barcelone est irrémédiablement provincial. Je cherchais un bar où écouter du jazz et il y en avait pas un ouvert. J’ai fait toute la ville, à pied, en taxi, en bus. Le même jour j’avais demandé au propriétaire d’une chaîne de presse, vieille famille catalane, où ouvrir un bureau et il me répond « Je déteste te dire ça, mais Madrid sera mieux pour toi ».

Mon bar était la casa Quimet, qui avait trois cents guitares pendues au plafond. Elles étaient toutes en état de jouer. N’importe qui pouvait en prendre une et jouer (pour sa table). La première fois que j’y suis allé le barman a compris immédiatement que j’étais portugais, a annoncé « les gars, nous avons un portugais parmi nous » et les trois ou quatre tables occupées ont commencé à jouer de la musique portugaise, ensemble. Un des gars à une des tables lançait une idée et les autres suivaient. J’ai pleuré, en expliquant que c’était à cause d’Elephant Man que je venais juste de voir.

Nous avons réussi notre indépendance d’Espagne.

Aujourd’hui il y a Lee Konitz au Jamboree, en pleine Plaza Real. Mais les cartes nautiques doivent venir de Madrid.

Barcelone irrite, éreinte, énerve. Comment se fait-il que dans un port aussi important les cartes nautiques doivent être importées et d'une ville où il n'y a même pas de mer?

On fait du tourisme, on rentre do Parc Guell à pied, on se perd dans le quartier de Gracia. Dans une place quelqu’un organise un Balla Swing.






Les rues sont belles, arborisées malgré leur étroitesse, avec un café, une terrasse, un endroit où socialiser à tous les coins.

 



Dans les grands boulevards le trafic est fluide, rapide, nerveux.

On mange sublimement bien à Barcelone ; mais les restos ethniques ne sont pas légion : italiens, indiens, quelques chinois. Et le Bismillah Kebap, indien-pakistanais-kebab, probablement le meilleur rapport qualité-prix de toute ma vie, sans aucun doute le meilleur naan.

L’année passée on m’a volé le sac de l’ordinateur, à la station de Sants. Le voleur s’est aperçu qu’il était vide et est venu me le rendre. « J’ai trouvé quelqu’un en train de voler votre sac, Señor. Le voici ». Pensait-il que j’allais lui donner de l’argent parce qu’il m’a rendu le sac ? Oui.

Il y a quelque chose d’incroyablement naïf à Barcelone. Une naïveté quasi enfantine, finalement très belle, séduisante comme tout. Et il fait beau de se laisser séduire, de voir l'irritation se dissoudre, partir avec la lumière, la musique, omniprésente.







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